Nouvelle – 15 à 20 minutes de lecture en écoutant, pourquoi pas, le « Capricho arabe » de Francisco Tarrega, par Andrés Segovia
Nous étions cinq copains d’enfance qui trouvions dans les cartes, deux ou trois fois par an, le hasard qui manquait à nos vies. Pizzas, bières, blagues idiotes, télé en fond sonore, aucun effort. Je supportais mal les jeux d’argent et le cynisme ordinaire mais il arrive un âge où c’est ça ou rester seul. À vrai dire, je revenais surtout pour l’abbaye. Antoine l’avait achetée pour que Federica puisse organiser des concerts baroques et rien ne me réconcilie mieux avec le monde que le silence des voûtes romanes à la tombée du jour. Souvent, je me couchais tôt pour aller déambuler autour du cloître. Au solstice d’été, ça vous rendrait foi en l’homme. Parfois j’y retrouvais Federica et nous cherchions ensemble, dans l’obscurité cistercienne, les motifs d’une ancienne conversation. Mais je m’égare déjà. Je voulais parler d’un soir particulier, il y a quelques années. Comme d’habitude il y avait, outre Antoine et moi, Jérôme, Frank et Adrien Charpentier. On précisait toujours son nom de famille parce qu’il y avait deux Adrien dans la classe de primaire qui nous a donnés les uns aux autres, mais si je l’écris ici, c’est parce que celui d’entre nous que la Renommée aurait dû retenir, en fin de compte, c’est Adrien Charpentier. Chacun avait reçu selon son mérite (Antoine l’argent, Franck l’amour, Jérôme la sagesse et moi rien) sauf Adrien Charpentier. Grandes études, grandes responsabilités, grand appétit de pouvoir… On le surnommait Monsieur le Ministre parce qu’on pensait tous que le sommet de l’État l’attendait, mais la réforme constitutionnelle avait condamné Adrien Charpentier au rôle de spectateur, comme vous et moi. Cette impuissance le contrariait. Les lions ne regardent pas la télévision. D’ailleurs, ce soir-là, il lui tournait le dos, maussade, en mangeant des olives. On jouait au poker dans le réfectoire des convers que Federica réservait à l’accueil des artistes et qu’Antoine se plaisait à garder dans son jus. Oui, Antoine osait utiliser cette expression d’agent immobilier pour désigner le plafond à la française du XVIIème siècle et l’appareil de moellons calcaires du XIIème dans lesquels il avait percé des trous pour fixer un écran géant. Le visage maquillé du président du Conseil procédant au tirage au sort du gouvernement alternait avec des scènes d’effarement à travers le pays. C’était le premier tirage de la deuxième mandature. Je m’en souviens parce qu’on utilisait pour la première fois la base de données de la Sécurité sociale. « Ça fait une chance sur quatre millions et demi, à la louche, calcula Jérôme, qui terminait une carrière de prof de maths. — Quatre millions c’est énorme, estima Franck en partant fumer à la fenêtre. — Quatre millions c’est rien, corrigea Antoine. Une quinte flush royale, c’est une chance sur six-cent quarante-neuf mille sept-cent quarante. Franck resta debout, interdit. Antoine reprit : — Tu as déjà eu une quinte flush royale ? — Non. — Tu as déjà VU une quinte flush royale ? — Ça ne me dit rien. — Voilà. Donc pas la peine d’angoisser. Regarde Monsieur le Ministre, est-ce qu’il angoisse ? » Adrien crachota un noyau d’olive dans son poing, puis le fit tomber dans un bol vide. Le noyau tinta contre la porcelaine. — Je t’emmerde, Antoine. — Non mais moi, rebondit Franck, si j’étais ministre, je ne saurais pas quoi faire, c’est horrible. Il s’approcha de l’écran géant et désigna un détail avec sa cigarette. Quelqu’un sait à quoi ça correspond le chiffre, ici ? Quarante-deux millions six-cent trois mille… Ça n’arrête pas de changer. — C’est l’ensemble des assurés sociaux majeurs, dit Jérôme. — Pourquoi ça change ? — Il y a tout le temps des gens qui meurent. — Le corps social en mouvement, ajouta, pensif, Adrien. — Du coup ça fait une chance sur quarante deux millions, insista Franck. Pas quatre. — Il y a neuf tirages ce soir, expliqua Jérôme. Quatre ministres, quatre secrétaires d’état et le premier président de la Cour des comptes. — Non mais quatre ou quarante-deux millions, c’est pareil, c’est rien, s’agaça Antoine. Le cancer, c’est une chance sur sept et tu n’as pas arrêté de fumer pour autant. — Oui mais j’essaie. » On terminait un tour où tout le monde avait joué. C’était plutôt rare. Je ne sais plus qui l’emportait mais Franck avait tenté quelque chose avec rien et y avait laissé des plumes. À la télévision pleurait un ambulancier de Saône-et-Loire. On venait de lui confier les Affaires étrangères. Il lut un discours trouvé sur internet et l’on entra dans un tunnel de publicités. L’audience était vertigineuse. Celle du tout premier tirage, inaugurant la première mandature, avait été quelconque. Personne n’y croyait. Puis chacun avait constaté que Monsieur ou Madame Tout-le-monde siégeait au Conseil des ministres, signait des arrêtés, proposait des lois, contrôlait des administrations, et désormais l’audience était à chaque fois historique. Deux incidents avaient changé la donne. À l’Agriculture, une monitrice d’auto-école avait offert une prestation embarrassante devant la Commission européenne et à l’Intérieur, un agent d’assurance à la retraite avait fait tirer à balles réelles sur une manifestation. La moitié du corps électoral se mit au droit constitutionnel avec une ferveur inédite dans l'Histoire, et l’autre moitié, peut-être la plus responsable, se désinscrivit des listes. La sociologie démontra que le corps amputé n’était plus représentatif et pour la deuxième mandature, on décida de tirer au sort parmi les numéros de sécu. « Ça, c’est un truc que je n’ai jamais compris, dit Franck en soufflant la fumée dehors. Tu prends un dé, mettons. À chaque fois que tu tires, tu as une chance sur six de faire six ? — Oui, dit Jérôme, adossé à un châssis de fenêtre inscrit à l’inventaire. Ou un, ou deux, ou trois… — Mais plus tu tires, plus tu as de chances de faire six ? — Oui. Ou un, ou deux, ou trois… — Ça me rend dingue. Comment tu peux avoir plus de chances de faire six, si à chaque fois tu as une chance sur six ? — Pourtant c’est assez intuitif. » Je revois l’air amusé de Jérôme et sa manière si particulière de se pencher vers les autres. S’il se penchait ainsi vers ses élèves, c’était sans doute un bon prof. Je regrette qu’on ne se voie plus, lui et moi. Ses parents adoptifs sont morts un an ou deux après cette soirée et il est parti s’installer au Laos, à la recherche d’hypothétiques racines. Je dis hypothétiques parce que j’ai vécu les plus heureuses après-midi de mon enfance à jouer dans leur petit jardin de banlieue parisienne et j’ai du mal à admettre qu’il cherche ses racines ailleurs. Je ne juge pas, je ne sais pas tout. « Ça veut dire que si tu jettes un dé six fois, dit Franck, tu es sûr de faire au moins une fois six ? — Si tu enlèves une face à chaque fois, oui. — Si j’enlève… Ah ! Oui ! Mais sinon ? — Non, sinon, non. — Et voilà. Je ne comprends pas. Je te jure, des fois, ça m’empêche de dormir. Je veux dire : c’est pas ça qui m’empêche de dormir, mais si j’y pense quand je ne dors pas, hop, impossible de me rendormir. — Il y a des mecs qui ont des problèmes assez simples, commenta Antoine. Il revenait des cuisines avec des carrés de pizzas et des olives marinées. Le pavement médiéval chahutait la desserte à roulettes. Et toi, Monsieur le Ministre, qu’est-ce qui t’empêche de dormir, à part tes cent mille prisonniers ? — C’est plutôt eux qui ont des problèmes de sommeil que moi, répondit Adrien. — Les petits chéris… » dit Antoine, la bouche pleine. Adrien venait de remettre son rapport sur la surpopulation carcérale. La vice-présidente du Conseil d’État, une éducatrice de jeunes enfants, s’était assise dessus et avait laissé les médias surnommer notre ami Monsieur Cent-Mille Places comme s’il était responsable des incarcérations. Près de la fenêtre, Jérôme et Franck poursuivait leur conversation : « Si tu tires une carte au hasard, quelle est la probabilité d’avoir un trèfle ? — Tu lui donnes un cours de probas ? lança Antoine en s’essuyant les mains avec un sopalin. Ça peut être utile si Franck devient ministre des Finances. — Ça m’irait bien, les Finances, rigola Franck. J’irai voir ta déclaration d’impôts. — Ah ! Tu vois que tu saurais quoi faire… Mais n’oublie pas tes lunettes de soleil : tous ces petits zéros, ça va te faire mal aux yeux. — Alors, insista Jérôme, avec un jeu normal, quelle est la probabilité de tirer un trèfle ? — Une sur quatre ? — Voilà. Zéro vingt-cinq. Et si tu tires quatre cartes ? — Zéro vingt-cinq fois quatre ? — Ça marche à tous les coups. Tu crois que si tu tires quatre cartes au pif, tu as cent pour cent de chances d’avoir un trèfle ? On la refait à l’envers : combien de cartes tu dois tirer pour être sûr à cent pour cent d’avoir un trèfle ? — Ah ! Toutes ! Cinquante-deux. — Non, sur cinquante-deux, il y aura treize trèfles. — Antoine ? — C’est ça, appelle un ami. — Jérôme demande combien de cartes il faut tirer pour être sûr à cent pour cent d’avoir un trèfle. — Oh, toi, beaucoup, mais les gens normaux c’est quarante. — Tu entends quoi par normaux ? — Les blancs, ma chérie, les blancs. » Et Antoine lança une olive dans la bouche de Franck. Beau lancer, belle réception. Une olive aux piments que Franck a gobée comme un poisson rouge. C’était un truc entre nous, les olives. Un jeu d’adresse qui remontait à l’adolescence. Ça consistait à se lancer une olive et à l’attraper avec la bouche, soit de loin, soit par surprise. Les deux c’était le Graal. Un jour, Adrien et moi passions par hasard devant la maison des parents d’Antoine. Ignorant, je trouvais leur villa Art nouveau bizarre et laide. Antoine manœuvrait dans l’allée la voiture familiale. Adrien sortit une olive de sa poche et la lança d’un geste à la fois puissant et désinvolte. L’olive survola le trottoir, le portail, un réseau compliqué de buis et de gravier où gisait çà et là du mobilier de jardin renversé, et traversa la vitre ouverte pour atteindre la bouche du jeune conducteur, qui cracha le noyau avec la même désinvolture. Où allions-nous ? Pourquoi Adrien avait-il une olive dans sa poche ? Que faisait Antoine avec la voiture ? Beaucoup de questions, aucune réponse : c’est le Graal. Les olives brillent comme des perles tissées dans la trame de notre histoire commune. Elles ont noué deux à deux les fils de nos vies parallèles. Elles auront surtout servi à désamorcer les conflits. Quand deux d’entre nous se montaient le bourrichon, lancer une olive était un geste de bonne volonté. Une transaction symbolique. Il n’y a pas de groupe humain sans rituel. Pas de société sans sacrifice. Ensuite il y eut une ou deux décennies sans se voir, puis les retrouvailles, un peu artificielles, et les olives essayèrent à nouveau de nous réunir en survolant la table en bois de rose Louis XV que Federica avait fait restaurer. J’avais tout de même glissé une serviette en papier sous le bol pour protéger le labyrinthe de marqueterie. Cette olive-là pourtant me restait en travers de la gorge. Comme le fait qu’Antoine persiste à faire ses blagues au énième degré alors qu’il a pris quatre mois fermes sur le sujet. Une vingtaine d’années auparavant, à la sortie d’un bar de nuit, un jeune homme noir traita Franck de noix de coco parce qu’il sortait avec des blancs. Franck l’avait dragué toute la soirée et s’attendait à le ramener chez lui, mais il avait beaucoup bu, et au lieu de répondre, il lâcha une horreur sur le lait de coco puis tenta de l’embrasser. Le jeune lui colla une droite qui l’envoya tituber entre les voitures, mais tandis qu’il le poursuivait pour lui en mettre une deuxième, Antoine se jeta sur lui et le bourra de coups, par terre, comme un traversin. Son regard, alors qu’on tentait de l’arrêter, je ne l’oublierai pas. La pauvre poupée fut à deux doigts d’y rester. Etait-ce un acte de courage pour défendre un copain ou un déchaînement de violence raciste et homophobe, je ne sais pas. Antoine a refusé de s’expliquer au procès, comme de faire témoigner Franck ou jouer les relations d’Adrien. Je suis le seul à être venu jurer, maladroitement, qu’on ne faisait pas de politique. Ensuite, on a tous arrêté l’humour à tout prix, sauf Antoine. Je ne sais pas s’il se croit insoupçonnable à vie de tout racisme à l’endroit de Franck (et de Jérôme, né dans ce qui était encore l’Indochine) ou s’il considère avoir acheté, avec les dommages et intérêts et le bracelet électronique, le droit de dire ce qui lui passe par la tête, mais lorsqu’il lance cette olive-là, il est hors-jeu, et il le sait. Il va de soi que c’est l’offensé qui peut lancer une olive. C’est celui qui a été moqué, insulté, humilié, qui a le droit d’envoyer une olive à l’auteur de l’offense. Et celui-ci a le devoir de tout faire pour l’attraper. S’il manque l’olive, s’il la reçoit sur le front ou la joue, ça n’a pas d’importance. Ce qui compte, c’est que l’offensé ait offert une olive et que celui qui l’a blessé se plie en quatre, bouche ouverte, pour la saisir. L’offensé en sort grandi, et l’autre, rabaissé. L’olive a une fonction de réparation par le rééquilibrage des egos. Cette olive-là au contraire doublait la mise. Et je ne suis pas dans la bouche de Franck, mais à mon avis, elle avait un goût de lait de coco. « À l’hosto, il y a un interne en traumato… commença Franck en revenant s’asseoir. — Tu te l’es fait ? l’interrompit Antoine. — ... qui collectionne les stats sur les causes de mortalité dans le monde. Il paraît que le risque de fausse route est complètement sous-estimé. On a plus de chances de mourir en avalant de travers que d’un accident de voiture. — Et par rapport à une quinte flush ? demanda Antoine. — Il dit que la fève dans la galette, c’est criminel. — La fève dans la galette c’est criminel, répéta Antoine. — C’est pour dire que les olives, c’est hyper dangereux. Surtout avec les noyaux. — Les noyaux dans les olives, c’est criminel. — Tu ne t’arrêtes jamais ? — Non mais je compte sur toi pour Heimlich. On compte tous sur toi. Bon, Hervé, tu suis ? Tu es où, là ? Dans tes livres ? — Je relance de deux, osai-je, sans conviction. — Hervé relance ! Miracle ! Il a au moins deux paires ! J’avais trois cœurs (as, dame, valet), une dame de trèfle et un petit carreau. Je joue mal au poker mais je ne crois pas qu’on se couche avec une paire de dames et un as. — Je suis, dit Adrien. Et je relance. De deux. — Deux par deux, on va y passer la nuit, dit Antoine. — D’accord, je relance de vingt. — Badaboum ! Enfin ça joue ! Allez, les enfants, Tonio-les-bretelles est dans la place. Cinq, dix, quinze, vingt. La classe à Vegas. — Sans moi, dit Franck en jetant ses cartes. J’ai rien ce soir, c’est pénible. — Je me couche aussi, dit Jérôme. — Hervé ? Vingt ? C’est trop ? Dodo ? » Antoine ne manquait pas une occasion de rappeler ma condition d’écrivain sans lecteurs ni argent. J’avais commis l’erreur de rédiger, plusieurs années de suite, la brochure de la saison musicale de l’abbaye. Les sommes restaient modestes pour un travail considérable, mais il ne pouvait pas s’empêcher de se prendre pour un mécène, et moi, d’être ingrat. Sans l’habileté de Federica, notre amitié n’aurait pas survécu à ce traquenard. Je l’ai accusé de me mépriser et attendu qu’il change d’attitude, puis j’ai compris qu’il méprisait surtout le fait que j’attende quelque chose de lui, et j’ai cessé d’attendre. Depuis peu, l’animation d’un atelier d’écriture (« un club de mémères névrosées qui n’en voulaient qu’à mon cul », selon son expression) me permettait de perdre au poker sans être angoissé pour mon loyer. Autant de raisons de lui faire payer le plus cher possible ma paire de dames. « Je suis, dis-je. Et je relance de vingt. » Antoine se tourna soudain vers la télévision. L’écran géant affichait un avis de recherche et une carte satellite. On tentait de localiser le prochain ministre de la Santé. Le numéro tiré au sort n’avait pas répondu aux appels en visio. Il y avait un risque de fuite ou de suicide. Le GIGN se rendait sur place avec des équipes cynophiles. « Incroyable, s’exclama Antoine, c’est tout près d’ici. On va entendre les hélicoptères. Et vous avez vu le numéro de sécu ? Le type est né la même année que nous. Si ça se trouve, on le connaît. — Il y a le nom et la photo en haut à droite, dit Jérôme. — Ça ne veut rien dire, reprit Antoine. Il y en a plein qui changent de nom ou qui mettent des postiches. Enfin, on est quand même sûr que c’est pas Franck. — Ni Jérôme », ajouta Franck. Et ils se mirent à regarder la chasse à l’homme. J’en profitai pour aller retrouver Federica. Je sortis du réfectoire des convers par le grand cellier, traversai le parloir, puis arpentai la galerie du cloître dans le sens inverse des aiguilles d’une montre. Je sais qu’elle laissait des portes fermées pour que je les ouvre. Enfin je la trouvai dans le scriptorium. Qui saura dire le jour évaporé, le jardin de pierres, le temps suspendu ? *** « Tu en es où avec le poker ? — On a fait une pause à cause de la télé. — Non, je parlais de ta nouvelle sur le poker, avec les olives, tu en es où ? — Oh les olives ? Ça s'appelle "Les olives". Je ne sais pas. Je n’y arrive plus. J’ai le début, la fin, mais il manque quelque chose. Le ton, je crois. — Je te l’ai déjà dit: fais parler tes personnages. Tu trouveras le ton. — Ils racontent n’importe quoi… Ou rien. — Combien de temps encore tu vas les protéger ? Tu vas nous protéger ? — Parce que toi aussi… — Bien sûr ! Je veux y être. J’y suis non ? — Non toi, je ne peux pas. Je ne sais pas faire. Et Antoine, Adrien… — Arrête avec ça. C’est décidé, Adrien et moi, on part dans les Pouilles. — Quand ? — On s’est donné un an maximum. Ce serait mon petit cadeau d’adieu, "Les olives". — D’adieu ? C’est pas la mort, les Pouilles. — Le plus loin que tu puisses partir de Paris c’est pour venir ici. — Pour te voir. — Tu sais ce que je veux dire. — Et Antoine ? — Tu t’inquiètes pour Antoine ? Il trouvera une nouvelle poule pour son abbaye, et voilà. La voix d’Adrien résonna depuis la salle capitulaire : — Hervé ? Hervé ? Tu es là ? Ah tu es là. Vous êtes là. Ils l’ont eu, le mec, on reprend la partie. — C’était qui ? — Un ingénieur du son. Un chauve d'Amiens. Ils l’ont choppé à Roissy avec une perruque. Puis, en se tournant vers Federica : — Tu lui as dit ? Je ne la laissai pas répondre : — Oui, elle m’a dit. Je suis très heureux. Pour vous deux. — Merci. On est très heureux. Tu viens ? En franchissant la porte du scriptorium, je me retournai vers elle. — Dis, tu voudrais quoi comme prénom ? Pour l’instant j’ai mis Federica, mais c’est un peu grotesque. — Oh ! Federica, j’adore. » *** Antoine croit qu’à ce moment-là, on s’est concerté, Adrien et moi, mais c’est faux. On parlait de la partition de guitare qu’Adrien m’avait offerte. Lors d’une partie précédente, il avait beaucoup gagné, et moi trop perdu. Bien sûr, il n’eut pas l’outrecuidance de vouloir me rembourser, mais quelques mois plus tard, je reçus un vieux trente-trois tours de Segovia, avec à l’intérieur de la pochette, la partition autographe du Capricho Arabe par Francisco Tarrega. Un trésor qu’il avait déniché dans une salle des ventes, et qui, si le monde résiste encore deux ou trois générations, vaudra sans doute une abbaye. Il me pressait de l’apprendre pour la lui jouer, un jour, quand on tomba sur Jérôme, assis en tailleur au milieu du cloître. Il méditait, les yeux fermés. Sa robe safran de bouddhiste Theravada révélait une épaule ascétique. On a continué en silence jusqu’au réfectoire. « Il est mort Confucius ou quoi ? demanda Antoine. — Il est parti prier, répondit Franck, mais on est couché tous les deux de toutes les façons. — Alors Hervé, combien ? — Combien de quoi ? — Combien de cartes. — Attends, c’était à moi, l’interrompit Adrien. On a parlé, déjà ? — Pourquoi, tu veux relancer ? » demanda Antoine. J’avais oublié mon jeu. Tandis qu’ils se mettaient d’accord, je retrouvai ma paire de dames et la tentation de la revanche. Puis mon attention se porta sur les trois cœurs, et elle m’apparut d’un coup. La quinte flush royale. Forcément. Nécessairement. Je ne l’avais pas vu jusque-là, mais je l’imaginai soudain avec une telle intensité que sa présence était presque tangible. J’avais as, dame, valet de cœur ; le roi et le dix attendaient au sommet du talon qu’Antoine allait distribuer, comme deux amis qui toquent à la porte. Forcément. Nécessairement. Je décidai de casser ma paire de dames pour les accueillir. « Hervé, ça va aller ? — Deux cartes. — Les voilà… Et pour Monsieur le Ministre, ce sera quoi ? — Servi. — Il dit servi. Regarde-moi ça comme il est gonflé, Jean Gabin. Quel cinéma tu nous fais à chaque fois. Allez, moi, une. » Je ne sais plus ce qu’Antoine m’a donné, mais je n’avais plus rien. Ni suite, ni couleur, pas même une paire. J’allai me coucher pour limiter la casse quand nos yeux se croisèrent, avec Adrien. Il vit dans les miens l’amertume, je lus dans les siens qu’il avait du jeu. Je décidai de l’aider à faire tomber Antoine. Adrien se chargeait de le faire renchérir, moi de le déconcentrer. « Il faudrait vendre des postiches en ligne. Tu pourrais faire ça, Antoine. — Quoi ça ? — Vendre des postiches. — Des postiches ? — En ligne. — Des postiches en ligne ? Il fixait Adrien qui prenait un temps exaspérant pour miser. — Tu as l’air ailleurs. — Je ne suis pas ailleurs, mais moi je suis dans la pierre, pas dans les postiches. — La pierre, ça fait bon père de famille. — Je suis un bon père de famille. — Je sais bien. Je dis juste que ça m’étonne parce que tu as le sens des affaires. — Je ne vois pas la logique. — Bin le bazar actuel, ça fait vendre des postiches, alors que normalement, c’est pas bon pour les affaires. — Le bazar, c’est pas bon pour les affaires ? — Je ne sais pas, je te demande. — Ça dépend. C’est ça les affaires. Ça dépend. — On dirait que tu ne veux pas nous dire. — Je ne comprends pas ce que tu veux savoir. — Il veut savoir si ça t’arrange, le bazar actuel, dit Adrien, en poussant vers le pot une pile indécente de jetons. — Quand les gens paniquent, ils vont vers l’or ou la pierre. Moi je suis dans la pierre. — Et sur les autres plans ? — Quels plans ? — Disons que sur le plan financier, ça t’arrange. Est-ce qu’il y a des plans sur lesquels ça ne t’arrange pas ? Ou d’autres plans qui t’arrangent ? — C’est un interrogatoire ? — On veut ton avis, c’est tout, dit Adrien, les yeux dans sa main. — C’est vrai que le fait que tu refuses de le donner, ça interroge, ajoutai-je en comptant ma cave. Antoine allait suivre, mais il hésita et dit, comme en suspension : — Vous ne voulez pas mon avis, vous voulez me descendre. Vous voulez dézinguer le riche Antoine, le raciste Antoine, le fasciste Antoine. Vous voulez m’entendre dire que c’est le bordel, qu’on va avoir que des noirs et des pédés au gouvernement, et qu’il nous faudrait un homme fort ou une guerre civile. Alors vous lèverez les yeux au ciel et vous changerez de sujet. Et bin sans moi. Je n’ai pas de sens moral, ou politique, j’en sais rien, mais moi, je ne demande pas au monde d’être autrement qu’il est, et surtout, je ne demande à personne d’être quelqu’un de bien à ma place. Donc on peut donner le pouvoir à un connard au hasard, ça me convient très bien. Alors que vous, ça vous terrorise. Parce que le problème, au fond, la cause profonde de tout ce bazar comme vous dites, c’est votre certitude d’avoir raison. Vos excellentes intentions. Votre parfait sentiment de supériorité. Mais il faudra encore pas mal de tirages au sort pour que vous le compreniez. » Puis il avança la même pile indécente de jetons, et doubla la mise. Adrien le regarda droit dans les yeux, les cartes en main : « Il faut que je te dise quelque chose, Antoine. — Vas-y, chéri, balance. — Federica va partir avec moi. On s’aime. » Antoine se figea, un sourire incrédule sur la face. Ses yeux tombèrent sur la table, puis se relevèrent pour nous prendre à témoin, Franck et moi. Il y eut une seconde qui dura une éternité, puis une deuxième où son regard prit une intensité que je reconnus, et je cessai de respirer. Alors il ferma son jeu et lança une olive. Pas une olive à la noix de coco. Une olive parfaite, idéale. Une olive puissante et désinvolte qui trouva la bouche d’Adrien Charpentier à l’instant exact où il l’ouvrit.
Hervé Gasser, Lyon, mai 2021

Salle capitulaire de l’abbaye cistercienne Sainte-Marie de Fontfroide à Narbonne, source Gallica BNF