Le secret de la mort de Clem Sohn — raconté par lui-même

Mon beau-père était instituteur dans un village de l’Eure-et-Loir, à la frontière de la Beauce et du Perche. Il ne se préoccupait pas de mobilité et incarna la figure ascétique et bienveillante du directeur républicain dans la même petite école à trois classes pendant trente ans. Il habitait un logement à côté des salles de classe, avec sa femme et ses trois filles, qu’il quitta la retraite venue et ses filles parties pour une autre maison en silex et en briques toute proche.

Entre la première Guerre mondiale et le début des années deux-mille, cette école ne compta que cinq directeurs, mais tout au long du siècle, ils accumulèrent ce que les familles accumulent dans les caves et les greniers jusqu’à ce qu’un changement de propriétaire ou des travaux de rénovation exigent un nettoyage par le vide. L’un d’entre eux devait être féru d’actualité et d’esprit collectionneur car, lorsque la Mairie demanda que tout fût débarrassé en vue d’un chantier de couverture et d’isolation, mon beau-père trouva sous le toit un stock de revues des années 1930 : quelques livraisons de Match et de L’Illustration, mais surtout des VU, le « premier grand hebdomadaire systématiquement illustré par des photographies » (je cite Wikipédia). Elles étaient promises à la déchetterie ; mon beau-père les secourut, songea qu’elles m’intéresseraient et me les donna.

C’est la première des trois étapes de cette histoire, qui forment ensemble le récit d’une de ces coïncidences suggestives qui donnent du sens à la vie.

La deuxième étape, je la fais commencer il y a dix ans. J’avais rencontré la jeune femme qui transformera le personnage précédent en mon beau-père et nous habitions ensemble un deux-pièces près de la Garonne, à Toulouse. Nous étions là sans racine ni raison, par le même concours de circonstances, d’espoirs et de faux-espoirs qui fait déménager les gens d’aujourd’hui. Elle cousait des chapeaux et je passais mon temps à découper les titres du quotidien Le Monde et à les assembler selon la technique du cadavre exquis pour en faire surgir de la poésie. Sur la grande table de la pièce principale, les oiseaux à huppe perchés sur des branches de cerisier en fleurs de la nappe à motif toile de Jouy étaient entièrement recouverts par les dizaines de coupures du Monde qui attendaient la rencontre fortuite dont parle Lautréamont. Après des mois de cet exercice d’éblouissement, plusieurs saisons, j’avais l’empreinte des ciseaux sur le pouce droit et assez de collages pour éditer un recueil. Je poussai, au hasard, la porte d’un atelier de sérigraphie de mon quartier, et trois hipsters inspirés m’aidèrent à réaliser un livre d’artiste en forme de labyrinthe infini. Il fallait un titre. Je tournais autour de la notion de labyrinthe, puis, alors que je songeais au poids des ciseaux, au motif de la toile de Jouy, à l’envol poétique, je trouvai dans le matériel de chapellerie de ma future épouse une paire de ciseaux de couture en forme d’oiseau à long bec. Ciseau / Oiseau, ces petits ciseaux dorés étaient la métaphore exacte de mon travail. Ciseau / Oiseau, ces deux mots presque identiques à un petit morceau de O près, quelques pixels d’encre noire, formaient le titre parfait pour mon recueil. Et quand il me fallut un avatar pour ce blog, c’était l’évidence : j’étais l’auteur du Ciseau / Oiseau, je devais être un Homme-Oiseau. Je tapai ces deux mots-clés dans le moteur de recherche de Gallica et trouvai aussitôt la photo saisissante du parachutiste acrobatique Clem Sohn, le vrai Homme-Oiseau, un spécialiste de la chute libre né à Lansing – Michigan en 1910, à qui je confiai les yeux fermés mon identité numérique.

La troisième étape se déroule avant-hier. J’habite un grand appartement au centre de Lyon avec la fille de mon beau-père et nos deux enfants. 7ème étage, porte droite. De mon bureau–chambre d’ami, je vois les tours de la Part-Dieu et au loin les Monts-d’or ; du salon, la vue s’étend jusqu’aux Monts du Lyonnais et par temps clair, au Mont-Blanc. Quand le vent est fort, comme aujourd’hui, j’ai peur que ma tour de contrôle ne s’envole. Mais ce n’est pas le sujet. Avant-hier, donc, je descends à la cave pour remonter une partie du stock de revues de mon beau-père. J’ai l’idée de m’en servir pour un collage narratif que j’imagine en forme de volumen polychrome. Elles sont abîmées. Elles ont mal supporté nos déménagements. Depuis Toulouse, nous avons habité deux villes et cinq appartements. Je jette une dizaine d’exemplaires de L’Illustration qui ont pris l’humidité. Certains VU, plus jaunis que dans mon souvenir, s’effritent. Je dois les manipuler avec précaution. Feuilleter des hebdos-photos d’avant-guerre procure une sensation étrange. Les images des rassemblements nazis et fascistes alternent avec les publicités cocasses pour les apéritifs fortifiants et les crèmes miracles. J’enchaîne un numéro entier sur l’Armée Rouge, un spécial Auberges de Jeunesse, un troisième sur le Front Populaire – le climat de guerre civile qui règne au printemps 1936 est sidérant –, et un autre sur le Turf. J’imagine le directeur d’école de l’Eure-et-Loir qui découvre, semaine après semaine, Staline, le bébé Nestlé, Gaston Doumergue, la nouvelle Peugeot 401, les jeunesses hitlériennes, Le Bon Marché, Violette Nozières, le chantier du Normandie, Léon Blum et les gaines de maintien… quand soudain, dans le n°476 du 28 avril 1937, je tombe sur « Le Drame de Vincennes » puis « Le Secret de la Mort de Clem Sohn – raconté par lui même ». J’ai scanné les deux pages :

Voici l’essentiel de l’article signé par Lucien Aigner :
« Clem Sohn, le célèbre adepte d’Icare, après avoir effectué plusieurs centaines de descentes de 3000 mètres en flottant dans les airs à l’air de son système d’ailes d’oiseaux, vient d’être victime d’un accident mortel au cours d’une réunion d’aviation à Vincennes.
« J’ai vu Clem Sohn quelques heures avant sa mort. Il m’a expliqué sa méthode. Il me disait toute sa confiance en elle. Mais il ajoutait : « Pourtant et malgré tout, je ne suis pas sûr de terminer ma vie comme les autres mortels. Je n’ai pas peur. Je flotte dans l’air en toute sécurité avec mes ailes. Mais il y a un danger : il ne faut pas que mes parachutes s’accrochent à mes ailes. Autrement je suis perdu…
« Pour éviter que les parachutes s’accrochent, Clem Sohn, avait l’habitude de fermer ses ailes à quelques centaines de mètres du sol. C’est ce qu’il a fait à Vincennes. Et c’est ce qui fut sa perte. Les parachutes ayant refusé de fonctionner, Clem Sohn, après avoir « volé » comme les oiseaux pendant une descente de 2700 mètres, et ayant « fermé » ses ailes, a subi le sort d’Icare : sans ses ailes, il est tombé au sol.
« Il était frais, il était jeune, il était confiant, quand je l’ai interviewé. Il était blond et grand, mince, comme son compatriote et collège célèbre : Charles Lindbergh.
– Non, me disait-il, je n’ai pas pensé à Icare, quand j’ai décidé de voler comme les oiseaux. Mes motifs étaient peut-être plus poétiques, mais moins raisonnables : j’ai fait de l’aviation. J’ai passé mon brevet de pilote il y a six ans. Par la suite, comme j’aime le sport, je suis arrivé à l’acrobatie aérienne. J’ai commencé par des descentes avec parachute. Puis j’ai fait le parachute « à retardement ». C’est-à-dire, ouvrant mes parachutes, après avoir fait une descente 1500 à 2000 mètres, à une distance de 1000 mètres du sol. M’ayant vu pendant ces descentes, mon ami, M. Davis, un ingénieur, me disait un jour : vous faites des mouvements comme un nageur dans l’air pendant que vous tombez. Si vous aviez un système d’ailes attachées à vos bras, vous pourriez encore beaucoup mieux évoluer dans l’air. C’est ainsi que nous sommes arrivés aux ailes d’oiseaux. (…)
– Vous ne faites donc que des descentes en vol d’oiseau, lui demandai-je. Vous ne pouvez pas décoller à l’aide de vos ailes ?
– Non, pas pour le moment, répond Clem Sohn, en souriant. Mais ça viendra. Je travaille pour montrer aux gens que mes ailes sont sûres. Plus tard, nous fonderons une école, pour enseigner la technique. Et qui sait où le progrès s’arrêtera ? Je ne suis pas un prophète. Je ne puis pas vous prédire l’avenir. Je fais mon boulot, et pour le reste… on verra…
– Et vous ne sentez jamais une appréhension ? Ne vous sentez-vous pas en danger pendant vos descentes ?
– Pas spécialement. C’est-à-dire pas plus que si je m’embarquais sur un bateau. Il n’y a pas de danger immédiat. Mais on ne sait jamais ce qui peut vous arriver. »

Voilà le secret de la mort de Clem Sohn. Un jeune homme audacieux, un ingénieur, un meeting aérien, un accident. Et comme le spectre qui revient de l’au-delà raconter les circonstances de sa mort, Clem Sohn nous explique sa chute. J’aime la manière dont est arrivée jusqu’à moi cette version moderne du mythe d’Icare, l’Homme-Oiseau qui tenta de s’échapper du Labyrinthe, incarné par un Américain né à Lansing – Michigan et mort à Vincennes. Personne ne veut savoir ce qu’il pensa pendant les mille derniers mètres.

Hervé Gasser, mai 2019

L’homme oiseau Clem Sohn qui doit faire une exhibition à Vincennes au cours d’un meeting d’aviation
Source Gallica

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